En 1919, une Amérique en proie à la peur du « rouge » célèbre le centenaire de la naissance de son grand poète Walt Whitman, convaincu dans ses dernières années que son pays serait perdu si le socialisme ne le sauvait pas. La même année, un gosse de 7 ans nommé Woodie Guthrie est témoin de la folie qui s’empare de son Oklahoma natal lors de la découverte du pétrole. Le monde rural exalté par Whitman entame sa lente agonie et, à l’image de la famille Guthrie, les paysans se transforment en migrants.
En 2012, c’est le centenaire de la naissance de ce garçon devenu chanteur folk que les Etats-Unis ont célébré, non sans malaise face à cette figure mythique du terroir américain qui ne cacha ni ses sympathies communistes ni son soutien sans faille à la cause des exploités. Les millions de victimes tant de la Grande Dépression qui débute en 1929 que de cette catastrophe écologique et politique que fut le dust bowl (1) trouveront leur héraut dans ce chanteur errant, visage émacié, sèche au bec et guitare en bandoulière. Il n’y eut pas plus américain que Guthrie, mais son patriotisme avait les accords de L’Internationale.
Artiste hors normes, père des chanteurs engagés de son pays, il parla du cœur de l’Amérique au cœur de l’Amérique. Ce gars du cru reste dans les mémoires comme une figure de hobo, l’itinérant en quête d’emploi qui, dans l’ouest du pays, vit de train en train sa marginalité clandestine, mais aussi sa subversion des codes de la société bourgeoise. A partir de 1937, et pendant cinq ans, Guthrie le hobo est ainsi membre d’une fraternité en lutte, celle des exclus et des opprimés, Blancs des usines et Noirs des champs qui, « du Dakota du Nord à l’Arkansas », en ont « bavé sur la route, dans l’espoir de se faire au moins 1 dollar par jour ». Nul mieux que lui ne parvint à concilier l’individualisme américain et la défense de la solidarité et de l’égalité. S’il n’était pas né dans la misère, il connut très vite son lot de drames et de déracinements. Des revers de fortune de son père au spectacle des réfugiés loqueteux de son Etat natal errant en Californie après le dust bowl, il tira rage et inspiration.
Voici l’histoire légendaire de Guthrie telle qu’il la rédigea en 1943 dans l’autobiographie (2) qui détermina le jeune Bob Dylan, enfant de la bourgeoisie, à choisir la musique folk et le langage populaire. Les détracteurs de Guthrie eurent beau souligner que, devenu New-Yorkais d’adoption, il fut influencé par la gauche intellectuelle originaire d’Europe centrale, et les zélotes du maccarthysme prétendre qu’il fut alors corrompu par le Parti communiste et les syndicats, Guthrie reste, selon les mots de John Steinbeck, « le barde de l’esprit américain ».
Mais son escale new-yorkaise est déterminante. Au contact d’un monde qui théorise la lutte sociale et réclame le grand soir, il transforme les milliers de refrains et de mélodies couchés sur des bouts de papier en chants à la fois traditionnels et inédits, nostalgiques et révoltés. Au sein du groupe des Almanac Singers, il découvre les luttes des syndicats, pour lesquels il chante et écrit ses plus beaux textes : Pretty Boy Floyd, Pastures of Plenty, Hard Travelin’, Deportee… Le groupe se faisait volontiers plus populaire que ne l’était son origine sociale, et Guthrie détestait s’entendre rappeler qu’il était moins un membre de la working class qu’un intellectuel (3).
Sa mort, en 1967, ne l’a pas fait taire. De Dylan, Joan Baez ou Johnny Cash dans les années 1960 jusqu’à Bruce Springsteen ou Lou Reed, on ne cesse de le redécouvrir. Ses imprécations lyriques contre les banques, la police des frontières, la peine de mort ou les patrons voyous se retrouvent dans le roman inédit (1947) House of Earth, dans lequel, comme le fit Whitman, il donne une voix populaire et humaniste à la littérature américaine. Un éditeur new-yorkais avisé vient de le publier (4).
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