Ses premières notes furent celles de Sweet child o’ mine, le succès planétaire de Guns N’Roses, son groupe préféré.
Ni lui, concentré sur le mouvement de ses doigts noueux, ni la dame devant, les yeux embués d’émotion, n’ont mesuré je crois la symbolique de ces notes.
La chanson parle d’un visage qui réveille des souvenirs d’enfance et rend mélancolique. Sweet child o’ mine.
C’est là que l’histoire que je vous raconte commence.
C’était à la fin de l’année dernière. Un jour de fin du monde. Celui de la mort d’un enfant.
Le fils de la dame avait 29 ans. Il avait été malade et jouait de la guitare. Je n’en sais rien de plus et j’ai vu que la maman ne souhaitait pas en parler davantage.
Les guitares et l’ampli du jeune homme étaient restés à la maison depuis le décès. La dame savait qu’elle voudrait un jour les offrir, mais n’avait pas encore trouvé le moment. Ou peut-être n’y était-elle pas prête encore.
J’ai reçu son courriel au début décembre. Elle avait été touchée par le reportage de la veille dans le journal. J’y relatais mon passage dans une classe de francisation du CEGEP de Sainte-Foy.
Le texte s’achevait sur une anecdote. Deux jeunes garçons de 17 ans peinaient à rester réveillés en classe parce qu’après école, ils repartaient travailler pour pouvoir se payer un jour la guitare de leurs rêves. Une Gibson je pense.
On m’avait dit que les frères étaient des réfugiés népalais et c’est ce que j’ai écrit. Il y avait eu confusion. C’était plutôt des philippins, mais je pense que ça n’a pas tant d’importance.
Dans son courriel, la dame me demandait à qui s’adresser pour offrir les guitares de son fils. Je lui ai proposé de voir avec le CEGEP.
Ils ont convenu d’une rencontre avec les jeunes mercredi matin. La dame ne voulait pas être identifiée dans le journal, mais acceptait que j’y assiste.
Ça s’est fait tout simplement. Elle est arrivée la première, a attendu dans un petit bureau que les jeunes sortent de classe à la pause.
Il y a eu des présentations, des mercis, des sourires, un peu de gêne et des yeux mouillés. Pas beaucoup de mots.
Kyle Nile et Earl Gerald, son jumeau, n’ont commencé les cours de francisation au CEGEP qu’au début novembre et ne parlent que très peu d’anglais.
Mais il n’était pas besoin de beaucoup de mots ce matin-là.
Ils ont branché la guitare électrique dans l’ampli et Kyle Nile s’est mis à jouer.
Son frère a aussi empoigné une guitare, mais son truc à lui, c’est davantage les tables tournantes. Il a été disc-jockey aux Philippines.
«La musique les fait parler», a constaté leur professeur de francisation Dominique Boudreault.
Parler c’est beaucoup dire sans doute, mais quand elle a évoqué la musique avec eux en classe, leurs regards se sont animés et ils lui ont montré leurs pages Facebook.
Celle de Kyle Nile est remplie de photos. En couleurs, en noir et blanc. On l’y voit avec des casquettes, des chapeaux, un t-shirt de Bob Marley, des chemises et cravate.
On y voit des motos, des rocks stars, des vélos, des gadgets électroniques, des vidéos d’humour, des paysages, des amis. On y voit tout ce qui fait la vie d’un ado de 17 ans et on se dit que la planète n’est pas si grande et les Philippines, pas si loin.
On y voit surtout beaucoup de guitares dont la sienne, avec un drapeau du Canada collé dessus et d’autres accrochées au cou de vedettes ou au mur du marchand.
-Tu as déjà une guitare donc, je lui ai demandé.
-Oui, mais elle est un peu broken, a-t-il réussi à me dire dans sa langue hybride.
Les jumeaux sont brièvement passés par le Centre du Phénix, une école pour adultes de la Commission scolaire des Découvreurs, avant de s’inscrire à la francisation au CEGEP.
Leur mère fréquente aussi le CEGEP et comme ses fils, elle fréquente aussi les réseaux sociaux. C’est là que j’ai vu qu’elle a été active dans la communauté des mormons.
C’est dans ces réseaux sociaux qu’elle a «rencontré» celui qui allait devenir son mari, un citoyen de Québec aujourd’hui à la retraite.
Celui-ci s’est rendu à San Fernando, Philippines, une première fois en 2007 et y a épousé sa Rosalie. Il y est retourné l’année suivante et a commencé plus tard à rassembler les papiers pour une demande d’immigration qu’il allait parrainer. La démarche a fini par aboutir le printemps dernier.
La mère et ses deux fils sont débarqués à Québec en mai, laissant derrière la soeur ainée, 27 ans, mariée en Australie. Le père des jumeaux est décédé il y a quelques années.
Après les cours, Kyle Nile et Earl Gerald rentrent en autobus à Shannon où ils habitent avec leur mère et leur beau-père.
Les frères Salangad travaillent plusieurs soirs par semaine au Thomas Tam où ils lavent la vaisselle. Ils aiment la pêche, sont débrouillards et ont le goût d’apprendre le français, a constaté leur beau-père.
Le niveau de musique a grimpé à la maison familiale depuis leur arrivée. Sous ses dehors gênés, Kyle Nile est «intense» avec la guitare, prévient-il.
Ça risque de ne pas s’adoucir maintenant que Sweet child o’mine sera propulsé par une guitare électrique et un ampli.
Peut-être le jeune finira-t-il par oublier un jour cette guitare. Mais je suis certain que la dame n’oubliera jamais le moment où l’instrument de son fils a recommencé à vivre.
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